Le cinquantenaire d’Elsa
(2010, Article destiné au n°2 de la revue La Prose du monde, interrompue après son premier numéro)
Je vais te dire un grand secret Le temps c’est toi
Le temps est femme Il a
Besoin qu’on le courtise et qu’on s’asseye
À ses pieds le temps comme une robe à défaire
Le temps comme une chevelure sans fin
Peignée
Un miroir que le souffle embue et désembue
Le temps c’est toi qui dors à l’aube où je m’éveille
C’est toi comme un couteau traversant mon gosier
Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point
[…]
Je vais te dire un grand secret Ferme les portes
Il est plus facile de mourir que d’aimer
C’est pourquoi je me donne le mal de vivre
Mon amour
En cette année 2009 que nous venons de quitter, Elsa venait d’atteindre son demi-siècle.
Elsa, c’est ce long poème de 125 pages paru au format 18/23 — ce format rare et prestigieux que la collection « Blanche » de Gallimard réserve pour certains ouvrages de choix —, ce poème qu’Aragon publia en mars 1959 et à qui il donna tout simplement le nom de son épouse. Est-ce en prévision de ce cinquantenaire que Gallimard décida pour la première fois d’éditer enfin, en décembre 2008, cette œuvre dans la collection « Poésie » ? Le cinquantenaire que j’avais décidé pour ma part de fêter en étudiant l’œuvre dans le cours de Master que je donne au télé-enseignement n’est en tout cas pas celui de la dame et ne donne pas non plus l’âge du capitaine. En 1959, quand paraît cette longue et étonnante déclaration d’amour qu’il faut bien qualifier de publique, la dame a soixante-deux ans, l’auteur un an de moins, et en 1959, ce type de discours amoureux tenu par des gens qui oublient qu’ils n’ont pas vraiment l’âge du rôle n’est pas vraiment à la mode. On aura beau dire qu’après tout, quand Ronsard écrivit ses Sonnets pour Hélène (1578), il était à peine un peu plus jeune, et qu’à cinquante-quatre ans on ne sucre pas vraiment les fraises, même à l’époque de la Renaissance, je répondrai pourtant que Ronsard n’était pas amoureux d’Hélène et que ces sonnets étaient en fait une commande. Pétrarque, dont Aragon s’est fait l’héritier, est bien tombé amoureux de Laure de Noves, mais il était alors tout jeune homme et Laure était à peine une jeune femme ; elle était mariée de toute façon, et à un autre que lui, comme dans toutes les histoires d’amour vraiment passionnantes, et madame de La Fayette n’a rien inventé.
Tout cela pour dire ce que pouvait avoir de scandaleux en 1959 ce poème dont la sève adolescente et la maturité de l’écriture poétique ont de quoi, depuis cinquante ans, faire pâlir de jalousie n’importe quel lycéen épris d’amour et de poésie, et j’ai eu pâli, moi aussi. Ce que pouvait avoir de scandaleux et même de ridicule un tel poème, Aragon l’avait anticipé dans l’œuvre même :
Je suis un peu de leur commerce
En attendant d’être une rue
Je suis dans les dictionnaires
Et dans les livres des écoles
Le scandale m’est interdit
Scandale ? celui d’un vieillard de plus de soixante ans livrant en pâture au public non seulement sa vie privée — cela fait un moment qu’elle est notoire —, à savoir son histoire personnelle, ses choix politiques et amoureux, ses amitiés, mais également sa sphère intime, au sens où le philosophe Michaël Foessel (La Privation de l’intime. Mises en scènes politiques des sentiments, Seuil, « Débats », 2008) la distingue de la sphère privée. Elle s’en distingue en ceci qu’elle est celle d’une facette, d’une expérience, d’un discours, qui ne sont pas seulement subjectifs, individuels et éventuellement compréhensibles pour des lecteurs privés (à savoir ceux qui connaissent d’autres facettes, d’autres expériences, d’autres discours que ceux que le poète exhibe officiellement) ; ce qui est de l’ordre de l’intime se distingue du privé surtout dans la mesure où il n’a pas lieu d’être publié, où sa publication est obscène tout simplement parce que l’intime est ce qui n’est pas partageable hors de soi et de cet autre exclusif que l’on a fait entrer dans son intimité. Et si la distinction est à faire entre le privé et l’intime, c’est en revanche une césure inamovible qui sépare l’intime du public, puisque l’un et l’autre ne répondent pas aux mêmes valeurs ; et si le poète Aragon exhibe dans ses vers son intimité amoureuse, c’est quoi qu’il en soit au poète que son public s’intéresse, à savoir à sa façon de travailler la langue en général, et en particulier à sa façon de parler la passion amoureuse, et non à la passion amoureuse réelle qu’il destine à Elsa — de la même façon que la reconnaissance publique de la qualité littéraire de la poésie d’Aragon ne lui sert de rien dans le drame amoureux qui se noue entre lui et la femme qu’il aime.
Et c’est justement cette dichotomie que déplore dans Elsa le narcissisme amoureux du poète :
On ne veut pas me croire j’ai beau
L’écrire avec mon sang mes violons mes rimes
[…]
J’ai beau crier que je t’adore
Et ne suis rien que ton amant
Tout cela, c’était il y a longtemps, certes. Mais l’on voudrait, sincèrement, que je m’intéresse à l’exhibition des amours d’un politicien quinquagénaire régulièrement présent dans la rubrique « Actualités » et d’une ancienne top-modèle ? Quelle plaisanterie… Lisez, relisez Elsa : il est des vieilles dames qui donnent à notre époque de sacrés coups de jeune.
Hervé Bismuth